Guillaume Apollinaire, La serviette des poètes, racconto, 1910.
Placé sur la limite de la vie, aux confins de l’art, Justin Prérogue était peintre. Une amie vivait avec lui et des poètes venaient le voir. Tour à tour, l’un d’eux dînait dans l’atelier où la destinée mettait, au plafond, des punaises en guise d’étoiles.
Il y avait quatre convives qui ne se rencontraient jamais à table.
David Picard venait de Sancerre ; il descendait d’une famille juive christianisée, comme il y en a tant dans la ville.
Léonard Delaisse, tuberculeux, crachait sa vie d’inspiré, avec des mines à mourir de rire.
Georges Ostréole, les yeux inquiets, méditait, comme autrefois Hercule, entre les entités du carrefour.
Jaime Saint-Félix savait le plus d’histoires; sa tête pouvait tourner sur ses épaules, comme si le cou n’avait été que vissé dans le corps.
Et leurs vers étaient admirables.
Les repas n’en finissaient pas, et la même serviette servait tour à tour aux quatre poètes, mais on ne le leur disait pas.
Cette serviette, petit à petit, devint sale.
Voici du jaune d’œuf près d’une traînée sombre d’épinards. Voilà des ronds de bouches vineuses et cinq marques grises laissées par les doigts d’une main au repos. Une arête de poisson a percé la trame du lin comme une lance. Un grain de riz a séché, collé dans un angle. Et de la cendre de tabac assombrit certaines parties plus que les autres.
« David, voilà votre serviette, disait l’amie de Justin Prérogue.
— Il faudra aussi penser à acheter des serviettes, disait Justin Prérogue, marque ça pour quand on aura de l’argent.
— Votre serviette est sale, David, disait l’amie de Justin Prérogue, je vous la changerai la prochaine fois. La blanchisseuse n’est pas venue cette semaine. »
« Léonard, prenez votre serviette, disait l’amie de Justin Prérogue. Vous pouvez cracher dans le coffre à charbon. Comme votre serviette est sale ! Je vous la changerai dès que la blanchisseuse m’aura rapporté du linge.
— Léonard, il faudra que je fasse ton portrait te représentant en train de cracher, disait Justin Prérogue, et j’ai même envie d’en faire une sculpture. »
« Georges, j’ai honte de vous donner toujours la même serviette, disait l’amie de Justin Prérogue, je ne sais pas ce que fait la blanchisseuse. Elle ne me rapporte pas mon linge.
— Commençons à manger », disait Justin Prérogue.
« Jaime Saint-Félix, je suis obligée de vous donner encore la même serviette. Je n’en ai pas d’autre aujourd’hui », disait l’amie de Justin Prérogue.
Et le peintre faisait tourner la tête du poète pendant tout le repas en écoutant beaucoup d’histoires.
Et des saisons passèrent.
Les poètes se servaient tour à tour de la serviette et leurs poèmes étaient admirables.
Léonard Delaisse crachait sa vie plus comiquement encore, et David Picard se mit aussi à cracher.
La serviette vénéneuse infesta tour à tour, après David ; Georges Ostréole et Jaime Saint-Félix, mais ils ne le savaient pas.
Semblable à une loque ignoble d’hôpital, la serviette se tacha du sang qui venait aux lèvres des quatre poètes, et les dîners n’en finissaient pas.
Au commencement de l’automne, Léonard Delaisse cracha le resite de sa vie.
Dans différents hôpitaux, secoués par la toux comme des femmes par la volupté, les trois autres poètes moururent à peu de jours d’intervalle. Et tous les quatre laissaient des poèmes si beaux qu’ils semblaient enchantés.
On mit leur mort au compte, non de la nourriture, mais de la malefaim et des veilles lyriques. Car, se peut-il vraiment qu’une seule serviette puisse tuer, en si peu de temps, quatre poètes incomparables ?
Les convives morts, la serviette devint inutile.
L’amie de Justin Prérogue voulut la mettre au sale.
Et elle la déplia en pensant : « Elle est vraiment trop sale et elle commence à sentir mauvais. »
Mais, la serviette dépliée, l’amie de Justin Prérogue eut un étonnement et appela son ami qui s’émerveilla :
« C’est un vrai miracle ! Cette serviette si sale, que tu étales avec complaisance, présente, grâce à la saleté coagulée et de diverses couleurs, les traits de notre ami défunt, David Picard.
— N’est-ce pas ? » murmura l’amie de Justin Prérogue.
Tous deux, en silence, regardèrent quelques instants l’image miraculeuse et puis, doucement, firent tourner la serviette.
Mais ils pâlirent aussitôt en voyant apparaître l’épouvantable aspect à mourir de rire de Léonard Delaisse s’efforçant de cracher.
Et les quatre côtés de la serviette offraient le même prodige.
Justin Prérogue et son amie virent Georges Ostréole indécis et Jaime Saint-Félix sur le point de raconter une histoire.
« Laisse cette serviette », dit brusquement Justin Prérogue.
Le linge tomba et s’étala sur le plancher.
Justin Prérogue et son amie tournèrent longtemps comme des astres autour de leur soleil, et cette Sainte-Véronique, de son quadruple regard, leur enjoignait de fuir sur la limite de l’art, aux confins de la vie.

Segnalato da Manu
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